Patrick Bossatti : dessins et inventions de danse
Laurent Sebillotte (Paris)
Des dessins d’états
Lorsqu’il analysait son travail de représentation de la danse[1] Patrick Bossatti (1961-1993), dessinateur de formation mais aussi critique de danse professionnel, œuvrant dans ces deux registres pour traduire sa perception passionnée de la jeune création chorégraphique française des années 1980, constatait que « chaque fois qu'un artiste essaie de traduire plastiquement le déplacement du danseur, du corps qui bouge », c’est-à-dire tente de représenter ce qui n'existe pas, ou ce que « l'œil humain n'est pas habitué à saisir », fait alors surface un « monde signifié », ouvrant vers une généralisation de son état de corps, une conceptualisation de sa forme, et emportant ce corps singulier « hors de sa propre histoire particulière ».
Ce qui l’intéressait était de saisir la naissance du mouvement, dans la corporéité spécifique de tel interprète : « dessiner non pas la danse mais les danseurs ; non pas la figure, l’attitude, non pas la forme, mais le mouvement qui tend vers elle, dessiner ce moment précis, d’avant la pensée, où le corps répond, organiquement pourrait-on dire, à la demande qui lui est faite. »[2] « Je ne note pas la chorégraphie en train de s’écrire, expliquera souvent le dessinateur, mais « les états d’interprétation ».
« Ce que j’essayais de capter, c’était cette part si précieuse, l’état brut de l’interprétation avant qu’elle ne soit réinstallée dans une œuvre, au service d’un sujet, d’une pensée. Ce que je tentais de transcrire, c’était ce qui survenait, ce qui avait cheminé dans l’organisme et qui s’exposait brutalement, totalement ouvert, révélant de façon crue et abrupte le trajet des sensations élémentaires. […] [C’est] ce moment précis de l’apparition des gestes [qui m’intéressait véritablement]. […] C’était un exercice de notation d’états, de secondes fugaces où le corps s’exposait sans penser. »[3]
Ainsi, l’artiste se fait témoin et transmetteur de ce moment en deçà de la danse, quand « le geste va s’incarner, surgir, s’extraire du chaos des sensations élémentaires ».[4]
Une danse née du papier
Puis, après sept années d'expériences en studio, Bossatti se met à dessiner « sans le support visuel d'un corps qui bouge et la nécessité de le retranscrire dans son élan ». Dessinant non plus la danse, dans ou en amont de son surgissement par et dans le corps des danseurs, mais de la danse, il « double » désormais le plaisir : « immobile au cœur du mouvement, simultanément dehors et dedans. »[5], créant des représentations d’une nature inédite, des figurations imaginaires, non plus transcriptions mais à peine propositions, et moins encore prescriptions, simplement, ici et là, une silhouette qui dans un carnet « évolue, de pose en pose », « la mise en page, l'espace entre les dessins, ou leur juxtaposition, indiquant certains rythmes ou certains élans »[6], tout comme certaines façons de didascalies préconisent telle ou telle qualité de mouvement.
Fin 1987, le dessinateur fait cadeau au danseur Bertrand Lombard d'un cahier à spirales contenant – sous le titre de Mana danse de nada – la figuration d’une danse qu’il vient librement d’inventer et de représenter graphiquement. C'est comme une partition que le danseur décide de tenter de danser. « Ce fut d’abord un conte, images sans récit, croquis, carnets de corps inventés », écrira une critique[7], tandis qu’une autre[8] y verra des silhouettes sans succession logique mais entretenant entre elles « au contraire, des rapports inégaux de latéralité, d'échelles, d'alternances rythmiques : bref, ce qu'il faut de liberté par rapport à un champ visuel établi, fut-ce celui d'une feuille de papier, pour contribuer réellement à ce qui s'appelle une “danse”. » Une « danse de rien » (nada) finissant par « s'expanser, se projeter dans un corps ».
De fait, la danse va s’incarner, le dessin disparaître dans une forme incorporée qui va tout à la fois le dénaturer et l’animer, produisant un mouvement cependant perpétuellement destiné à se réduire en un trait. Car la danse, dans ce dialogue inédit d’un plasticien et d’un interprète, toujours simultanément présents dans l’espace d’exécution, où d’une certaine manière chacun devient l’auteur de l’œuvre de l’autre, à chaque occurrence va redevenir du dessin.
Mana danse de nada est ainsi une invention graphique qui devient danse pour être aussitôt redessinée, générant au fil des ans des représentations graphiques successives évoluant comme évolue la danse réalisée, sans jamais que du dessin ou du geste l’un devance ou domine l’autre, racontant ainsi l'histoire d’une « danse née du dessin et qui chaque fois y retourne », d'une « cérémonie intime »[9] qui va devenir naturellement publique, puisque ce dialogue inédit entre le plasticien et le danseur va bientôt être lui-même représenté comme un spectacle d’une espèce nouvelle, avec un succès grandissant[10].
Patrick Bossatti, Mana Danse de nada, 6e feuille d'une série de 12 lithographies, 1992 ; avec l'aimable permission de la Médiathèque du Centre national de la danse, Pantin. Tous droits réservés